A Amiens-Nord, la colère a toujours droit de cité

Par Ramses Kefi Publié le 21 juillet 2023 à 06h00, modifié le 21 juillet 2023 à 23h18

Reportage

Après la mort de Nahel M., le 27 juin, la capitale picarde a vu ses quartiers nord s’embraser. Pourtant, ces derniers font l’objet d’un plan de rénovation urbaine et de dispositifs de sécurité renforcés, lancés il y a onze ans, au lendemain, déjà, d’affrontements entre jeunes et policiers.

Stéphane Diboundje affiche un sourire résigné : le voilà, une fois encore, plongé dans « les émeutes ». Cet été, l’avocat picard, 48 ans, défend Hakim Fechtala, père de trois enfants. Le food truck de cet homme au corps sec est parti en fumée dans la nuit du 28 au 29 juin, au lendemain de la mort de Nahel M. Comme ailleurs, Amiens-Nord, où se trouvent les quartiers les plus chauds et paupérisés de la ville, s’est soulevé. La mairie de secteur, les distributeurs de billets, la cave d’un immeuble : les flammes n’ont rien épargné. Une école aurait pu brûler si des parents ne s’étaient pas interposés. C’est aussi grâce à ses clients qu’un café a échappé in extremis à la casse.

Le bourbier administratif rend fou Hakim Fechtala, qui vit depuis toujours à Amiens-Nord. Les assurances lui demandent des preuves. Mais les papiers du food truck étaient dans la boîte à gants. Des jeunes lui ont proposé de lui livrer les coupables. « Et après ? », lâche-t-il. Des voisins ont ouvert une cagnotte en ligne – « Des gens pauvres font des dons, ça me fait pleurer. » Hakim Fechtala ricane, mains sur sa large sacoche : « Des parents sont perdus, chez nous. L’Etat leur dit qu’ils ne peuvent plus éduquer leurs gamins. Mais on leur donne quoi comme solution en échange ? A part nous acculer, ils font quoi, en haut ? » Il rechigne à déplacer la carcasse de son camion calciné. Sa façon d’exprimer son dépit.

Dans son bureau, Stéphane Diboundje, gabarit de colosse, parle avec son portrait en arrière-plan. Cette photo, datée du 17 août 2012, a voyagé loin : « J’ai même vu ma tête dans des médias chinois. » Il y apparaît buste droit, micros tendus vers sa bouche comme des baïonnettes. Ce jour-là, ce jeune avocat picard n’avait pas prévu de travailler. « J’avais volley. » Son téléphone sonne. Une comparution immédiate. Il enfile sa robe. Quelques jours plus tôt, un jeune homme s’est tué à moto, en fuyant un contrôle routier. La cité se tend. Puis des habitants accusent la police et ses gaz lacrymogènes d’avoir perturbé un hommage au défunt. Il n’en fallait pas plus : ce coin-ci d’Amiens est un bâton de dynamite à mèche courte.

C’est la première crise du quinquennat de François Hollande, en plein été. La nuit du 13 au 14 août est d’une rare violence : une centaine de jeunes de tous âges affrontent une centaine de policiers. Des images de taudis et d’incendies font le tour du monde. Des récits de misère humaine, entre trafics, mamans seules et fauchées et minots déscolarisés dressent un portrait cabossé d’Amiens, 135 000 habitants. Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, se rend sur place. La pression est maximale : des policiers ont été visés à balles réelles. Au palais de justice, Stéphane Diboundje se souvient du décalage : des journalistes fébriles en quête de gros caïds et ses clients accusés, entre autres, d’un feu de poubelle. Christopher, l’un d’eux, confesse ne pas savoir lire ni écrire. Il a 20 ans.

A l’automne 2012, Manuel Valls revient pour présenter les zones de sécurité prioritaires (ZSP). Un nouveau sigle, encore, pour les quartiers populaires. Amiens-Nord figure bien sûr dans le dispositif. Celui-ci prévoit une présence accrue de policiers et des réunions régulières entre les différents acteurs, du commissaire aux travailleurs sociaux. A l’époque, les élus locaux misent aussi sur une rénovation urbaine. On se souvient de Khalid, jeune papa, posé dans un café au pied des HLM, qui se met à chantonner « ZSP » en mode raï. « Ils nous envoient des médicaments trente ans après la contamination », disait-il.

Une réputation de guetto

Onze ans plus tard, dans les rues du quartier, des mères et des pères de famille accusent, sans hésitation, des ados shootés aux ballons de protoxyde d’azote et à Snapchat. Tout en déplorant la mort des usines, comme Goodyear, et la hausse des prix qui torture les salaires modestes. La nostalgie habille la majorité des discours. Tout semblait mieux avant. Les instituteurs, les jeans, le deal. Dans une même bouche, des formules droitières (« trop d’immigrés », « trop de laxisme ») peuvent cohabiter avec des constats radicalement opposés (« trop de racisme, quand même », « trop de cow-boys dans la police »). A 45 ans, Khalid, l’homme qui chantonnait « ZSP » après la venue de Manuel Valls, observe : « Depuis que je suis né, les contrôles de police dérapent et personne n’a trouvé la solution ? » Il soutient, à tort, que les émeutiers du passé ne s’en prenaient pas aux écoles. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Dans les écoles endommagées pendant les émeutes, une course contre la montre avant la rentrée Ajouter à vos sélections Ajouter à vos sélections

Amiens-Nord traîne une réputation de ghetto, à 3 kilomètres d’un centre-ville mignon. Le chômage y explose (33 %) et des écoles y empilent les statistiques inquiétantes. Les maires successifs ne cessent de répéter qu’Amiens-Nord est bien doté : des services publics, des équipements neufs, des dizaines d’associations, une piscine. Mais la mécanique de la misère tourne à plein régime : les familles qui arrivent sont plus pauvres que celles qui partent. Les vies normales, le travail des associations et les dispositifs comme la ZSP sont occultés par les faits divers récurrents.

En une décennie, des immeubles sont tombés, d’autres attendent le choc imminent d’un bulldozer. Des blocs insalubres ont été remplacés par des maisons individuelles. Le centre commercial du Colvert, une institution, a été entièrement reconstruit. Une pharmacie, un café et une boulangerie à la caisse enregistreuse archaïque se serrent dans un petit périmètre. Autour de cet espace, le deal a pris ses aises. Un guetteur à gueule d’ange salue en baissant les yeux. Pas loin, cinq lycéens serrés sur un banc servent des phrases courtes : « Les grands n’ont pas toujours de bons conseils. » « Certains petits qui ont brûlé n’étaient pas d’ici. » « Peut-être que, pendant les émeutes, certains en profitent pour régler leurs comptes. »

Un grand lifting

Jean-Christophe Loric, adjoint au maire d’Amiens chargé du secteur nord, réclame du temps : « Avec tous ces immeubles en moins, trois cents familles sont parties, ce qui crée une sensation de vide. C’est dur à concevoir, mais il faut être patient. » Des programmes d’accès à la propriété sont censés encourager la mixité : « On cherche à attirer des foyers moins pauvres, mais aussi à retenir ceux qui seraient tentés de partir quand leurs revenus le leur permettent. »

Plus de 100 millions d’euros ont été investis pour ce grand lifting. Vladimir Mendes Borges, le prédécesseur de Jean-Christophe Loric, donne rendez-vous devant l’église. En 2012, il se baladait à vélo entre les compagnies de CRS et les HLM. Lui sortait de brillantes études de commerce. Encarté au MoDem, il refusait de quitter son quartier, où son association militait pour la réussite scolaire. Aujourd’hui, le presque quadragénaire montre du doigt le vide. La tour de son enfance a disparu, mais pas seulement elle. Comme ailleurs en France, il constate l’effacement « des bonnes volontés », qui font tampon avec les jeunes les jours de tension. Elles s’épuisent et jettent l’éponge, lassées par le manque de reconnaissance des politiques, mais aussi des voisins.

Vladimir Mendes Borges, dont l’association existe encore, préfère ne pas s’épancher sur son expérience à la mairie. Il se contente de marteler sa croyance profonde : des moyens massifs donnés à l’école sont l’une des seules solutions concrètes sur le long terme. Avec sa famille, il a déménagé à Etouvie, une partie de la ville où se mêlent pavillons et cités ouvrières. Après la mort de Nahel M., la salle de boxe a brûlé, la nouvelle médiathèque aussi. Là-bas, il se raconte qu’Amiens-Nord est, malgré tout, privilégié. La preuve, « ils » ont une piscine.

source le monde: https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/07/21/a-amiens-nord-la-colere-a-toujours-droit-de-cite_6182836_4500055.html